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Wednesday, 26 November 2025

Pourquoi le Rapport Mapping des Nations Unies sur la RDC a été enterré

Pourquoi le Rapport Mapping des Nations Unies sur la RDC a été enterré :

Obstruction des États-Unis et du Royaume-Uni, défaillances de l'ONU, silence de l'Union africaine et marginalisation des victimes africaines**

Introduction

Publié en 2010, le Rapport Mapping du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme fut l'une des enquêtes les plus vastes jamais réalisées sur les crimes commis en Afrique centrale. Couvrant la période de 1993 à 2003, il documente 617 incidents de violations graves des droits humains : massacres, violences sexuelles, exécutions sommaires, tortures, déplacements forcés et attaques systématiques contre des civils. Le rapport avance même que certaines attaques contre les réfugiés hutus rwandais et les populations hutues congolaises pourraient constituer des actes de génocide si un tribunal compétent en apportait la preuve.

Pourtant, malgré sa gravité, le rapport a été discrètement enterré. Ses recommandations – création de mécanismes judiciaires, commissions vérité, poursuites des responsables – n'ont jamais été mises en œuvre. Cette inaction ne s'explique pas seulement par la lenteur bureaucratique. Elle est le résultat d'un enchevêtrement d'intérêts géopolitiques, de pressions diplomatiques, de calculs régionaux, d'inerties institutionnelles et d'un profond désintérêt du monde lorsque les victimes sont africaines.

Ce texte analyse les raisons pour lesquelles ce rapport a été étouffé : le rôle déterminant des États-Unis et du Royaume-Uni dans la protection de leurs alliés rwandais et ougandais ; l'incapacité du gouvernement congolais à exiger justice ; la négligence de l'Union africaine ; l'auto-censure des Nations Unies ; et enfin un facteur essentiel souvent ignoré : quand les victimes sont africaines, la mobilisation internationale est faible, voire inexistante. Si les mêmes crimes s'étaient produits en Europe – comme en Ukraine – la réaction mondiale aurait été immédiate et massive.

Le résultat est tragique : un des pires massacres de la fin du XX siècle demeure impuni, et son ombre continue d'alimenter l'instabilité dans toute la région des Grands Lacs.

 

1. Pourquoi le rapport représentait une menace géopolitique pour les puissances occidentales

1.1 Le Rwanda et l'Ouganda : deux alliés clés de Washington et Londres

Depuis la fin du génocide de 1994, le Rwanda est devenu l'un des partenaires africains les plus proches des États-Unis et du Royaume-Uni. Présenté comme un modèle de reconstruction et de gouvernance efficace, le régime du Front patriotique rwandais (FPR) a été largement soutenu par l'aide financière, militaire et diplomatique occidentale.

Le Rwanda et l'Ouganda servaient aussi de contrepoids à l'influence française en Afrique centrale et de partenaires essentiels dans la lutte antiterroriste et les missions de maintien de la paix. Les élites anglophones au pouvoir à Kigali et Kampala correspondaient parfaitement aux priorités géostratégiques des puissances anglo-saxonnes.

Le Rapport Mapping, en documentant de graves crimes commis par ces deux armées sur le sol congolais, constituait une menace directe pour ces alliances et remettait en cause des années de discours diplomatique.

1.2 Pressions diplomatiques pour étouffer le rapport

Avant sa publication, le Rwanda a exercé de fortes pressions pour modifier ou retarder le rapport, allant jusqu'à menacer de retirer toutes ses troupes des opérations de maintien de la paix de l'ONU. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont discrètement soutenu Kigali en coulisse. Ils ont œuvré pour empêcher des débats au Conseil de sécurité, bloquer la création d'un tribunal et affaiblir le suivi institutionnel du rapport.

Résultat : le Rapport Mapping fut publié sans mécanisme de mise en œuvre, sans budget, sans mandat et sans propriétaire institutionnel. Il était condamné dès le départ.

1.3 Protéger le récit politique dominant

Pour Washington et Londres, reconnaître que le Rwanda – présenté comme un « success story » africain – avait commis de possibles crimes contre l'humanité ou crimes de guerre en RDC était politiquement explosif. Le rapport menaçait la crédibilité de leur politique étrangère et risquait de mettre en cause leur propre complicité indirecte.

Mieux valait donc le laisser mourir dans le silence.

2. L'échec institutionnel des Nations Unies

2.1 Peur de provoquer le Rwanda et de perdre des Casques bleus

Le Rwanda est un contributeur majeur de troupes au sein des opérations de l'ONU. Lorsque Kigali a menacé de se retirer, la direction de l'ONU a paniqué. Cette dépendance logistique a paralysé toute volonté d'affronter les conclusions du rapport.

2.2 Paralysie bureaucratique

Aucun service n'a été chargé d'assurer le suivi du rapport. Aucun financement n'a été prévu. Rien n'a été fait pour transformer ses recommandations en actions. Le rapport est devenu un document orphelin, volontairement mis de côté.

2.3 Hypocrisie morale de la communauté internationale

La réaction de l'ONU illustre une réalité : la protection des civils n'est pas une valeur universelle appliquée de manière cohérente, mais une question de priorités géopolitiques. Les crises africaines, même lorsqu'elles font des millions de victimes, n'obtiennent presque jamais le niveau de mobilisation accordé aux crises européennes ou moyen-orientales.

3. Le silence de l'Union africaine

3.1 Influence diplomatique du Rwanda et de l'Ouganda

L'Union africaine n'a jamais discuté sérieusement du Rapport Mapping. Le poids diplomatique du Rwanda et de l'Ouganda au sein de l'organisation a suffi à étouffer tout débat. Le principe de « non-ingérence » est souvent invoqué pour éviter de critiquer des États membres influents.

3.2 Peur de créer un précédent

Soutenir la création d'un tribunal pour les crimes commis en RDC aurait ouvert la porte à des enquêtes sur les crimes commis dans d'autres pays africains (Éthiopie, Soudan, Érythrée, Nigeria, etc.). De nombreux dirigeants africains ont donc préféré garder le silence.

3.3 Abandon moral des victimes congolaises et rwandaises hutues

L'Union africaine, censée défendre les peuples du continent, a manqué à son devoir le plus fondamental : exiger justice pour les victimes africaines. Son silence est l'un des échecs les plus graves de son histoire.

 

4. Les responsabilités du gouvernement congolais

4.1 Faiblesse et absence de volonté politique

Pendant vingt ans, les gouvernements congolais successifs n'ont jamais réclamé de manière ferme l'application du rapport. Peur de représailles régionales, division interne, élites compromises : l'État congolais n'a pas été capable de défendre sa population.

4.2 Aucune mobilisation diplomatique

La RDC aurait pu saisir le Conseil de sécurité, mobiliser l'Union africaine, demander la création d'un tribunal international ou d'une cour hybride. Elle ne l'a pas fait.

4.3 Abandon de ses propres citoyens

Le Congo n'a jamais mis en place de mécanisme judiciaire national, jamais financé d'enquêtes, jamais demandé l'extradition de responsables. Cela équivaut à un abandon total des victimes.

5. La stigmatisation des réfugiés hutus et l'indifférence internationale

Un facteur majeur explique aussi le silence autour des massacres : la déshumanisation des réfugiés hutus.

Après 1994, les acteurs internationaux ont adopté une vision simpliste : « Tutsis = victimes » ; « Hutus = génocidaires ». Cette caricature a conduit à percevoir les réfugiés hutus – même les femmes, les enfants, les personnes âgées – comme des bourreaux potentiels. Leur mort n'a pas suscité d'empathie. Leur souffrance n'a pas ému.

À Tingi-Tingi, Shabunda, Walikale, Mbandaka et dans d'innombrables forêts du Zaïre, des centaines de milliers de réfugiés hutus ont été massacrés, pourchassés, affamés, noyés ou exécutés. Pourtant, la communauté internationale n'a presque rien dit. Beaucoup estimaient implicitement que « ce n'était pas un problème s'ils étaient tués ».

Cette stigmatisation a permis de justifier, par le silence, l'une des pires catastrophes humanitaires d'Afrique contemporaine.

6. Les vies africaines considérées comme moins prioritaires

6.1 Hiérarchie racialisée de la souffrance

Lorsque la guerre éclate en Europe, la mobilisation internationale est immédiate : sanctions, aide militaire, tribunaux, médias. Lorsqu'un génocide silencieux se déroule en Afrique, la réaction est minimaliste ou inexistante.

6.2 Absence de pression médiatique et non-priorité diplomatique

La tragédie congolaise n'est pas devenue une priorité pour les ONG internationales, les chaînes de télévision ou les capitales occidentales. La couverture médiatique a été sporadique, l'indignation faible.

6.3 Fatigue humanitaire sélective

Le public occidental est habitué à voir l'Afrique associée à la violence. Cela crée une sorte de fatalisme qui réduit l'attention portée aux victimes.

7. Les conséquences de l'enterrement du Rapport Mapping

L'impunité perdure :
• Les groupes armés reviennent régulièrement (M23, ADF, FDLR, milices locales).
• Les crimes se répètent dans les mêmes régions.
• Les populations congolaises continuent de vivre dans l'insécurité.
• Les régimes autoritaires dans la région se renforcent.

Enterrer le rapport, c'est condamner l'Afrique des Grands Lacs à un cycle sans fin de violence et de souffrance.

Conclusion

Le Rapport Mapping n'a pas été enterré par hasard. Il a été étouffé par :
• les intérêts géopolitiques des États-Unis et du Royaume-Uni,
• la peur et la faiblesse des Nations Unies,
• la complicité silencieuse de l'Union africaine,
• l'incapacité du gouvernement congolais à exiger justice,
• et un racisme structurel mondial qui considère que les vies africaines valent moins.

Les victimes – réfugiés hutus, civils congolais, femmes violées, enfants tués – ont été ignorées parce que leur souffrance ne représentait pas un enjeu stratégique.

Tant que la communauté internationale continuera de hiérarchiser les vies humaines en fonction de leur utilité politique, la région des Grands Lacs restera prisonnière de l'impunité.

Références

African Union (2010). Communiqués et déclarations sur la paix et la sécurité. Addis-Abeba : Commission de l'Union Africaine.

Autesserre, S. (2010). The Trouble with the Congo: Local Violence and the Failure of International Peacebuilding. Cambridge : Cambridge University Press.

BBC News Africa (2010). « UN report alleges Rwanda crimes in DR Congo ». BBC News, 1 October.

Braeckman, C. (2003). Les Nouveaux Prédateurs : Politique africaine de la Belgique de Mobutu à Bemba. Paris : Fayard.

Clark, P. (2018). The Rwanda Experiment: Between Justice and Politics. Cambridge : Polity Press.

Doyle, C. (2014). The Great Lakes of Africa: Two Thousand Years of History. New York : Zone Books.

Human Rights Watch (1997). Unwelcome Guests: Rwanda's Violent Repression of Hutu Refugees in Zaire. New York : Human Rights Watch.

Human Rights Watch (2009). You Will Be Punished: Attacks on Civilians in Eastern Congo. New York : Human Rights Watch.

International Crisis Group (2006–2020). Rapports sur la Région des Grands Lacs. Bruxelles : ICG.

Kabemba, C. (2013). The Democratic Republic of Congo's Post-Conflict Reconstruction: Challenges and Opportunities. Johannesburg : Southern Africa Resource Watch.

Mamdani, M. (2001). When Victims Become Killers: Colonialism, Nativism and the Genocide in Rwanda. Princeton : Princeton University Press.

Mbembe, A. (2003). « Necropolitics ». Public Culture, 15(1), pp. 11–40.

Melvern, L. (2004). Conspiracy to Murder: The Rwandan Genocide. London : Verso.

Prunier, G. (2009). Africa's World War: Congo, the Rwandan Genocide and the Making of a Continental Catastrophe. New York : Oxford University Press.

Reyntjens, F. (2009). The Great African War: Congo and Regional Geopolitics, 1996–2006. Cambridge : Cambridge University Press.

Reyntjens, F. (2013). Political Governance in Post-Genocide Rwanda. Cambridge : Cambridge University Press.

Stearns, J. (2011). Dancing in the Glory of Monsters: The Collapse of the Congo and the Great War of Africa. New York : PublicAffairs.

United Nations OHCHR (2010). Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l'homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la République démocratique du Congo entre mars 1993 et juin 2003. Genève : ONU–HCDH.

Vlassenroot, K. & Raeymaekers, T. (2004). Conflict and Social Transformation in Eastern DR Congo. Ghent University : Conflict Research Group.

Waldorf, L. (2011). « 'Instrumentalising Genocide': The RPF's Campaign Against UN Mapping Report ». Journal of Intervention and Statebuilding, 5(3), pp. 255–273.

 

Tuesday, 25 November 2025

Pourquoi l’ONU a-t-elle ignoré ses propres rapports sur les massacres de réfugiés hutu en RDC ?

Pourquoi l'ONU a-t-elle ignoré ses propres rapports sur les massacres de réfugiés hutu en RDC ?

Introduction : un chapitre négligé de la justice pénale internationale

La question de savoir pourquoi les Nations unies n'ont pas agi sur la base de leurs propres preuves concernant les massacres de réfugiés hutu rwandais en ex-Zaïre, devenu aujourd'hui la République démocratique du Congo (RDC), représente l'un des échecs les plus importants et les plus non résolus des droits humains de l'ère post-guerre froide. Entre 1996 et 1998, des dizaines de milliers – et selon certains récits plusieurs centaines de milliers – de réfugiés hutu rwandais ont été massacrés, affamés, traqués ou ont disparu pendant et après la Première Guerre du Congo. Plusieurs enquêtes des Nations unies, des rapports de Human Rights Watch, d'Amnesty International, de Médecins Sans Frontières, ainsi que des travaux académiques de Reyntjens, Prunier, Lemarchand et d'autres ont documenté des massacres systématiques, l'obstruction délibérée de l'aide humanitaire et des formes de poursuite ciblant des civils sur la base de leur identité.

Le document onusien le plus détaillé traitant de cette période, le Rapport de cartographie des Nations unies de 2010, identifie 617 incidents graves de violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire en RDC entre 1993 et 2003. Le rapport conclut que certaines attaques menées par l'Armée patriotique rwandaise (APR/FPR) contre les réfugiés hutu pourraient, si elles étaient prouvées devant un tribunal compétent, constituer des crimes contre l'humanité, des crimes de guerre, voire des actes de génocide. Malgré cela, les Nations unies n'ont pris aucune mesure pour établir un tribunal, initier un renvoi à la Cour pénale internationale ou poursuivre les responsabilités pénales liées à ces crimes. L'absence d'action a créé un silence profond autour de ce que plusieurs chercheurs décrivent comme l'un des plus grands massacres impunis de civils non armés dans l'histoire africaine contemporaine.

Expliquer cet échec nécessite d'examiner des facteurs géopolitiques, institutionnels et normatifs complexes. Les raisons principales relèvent d'une protection géopolitique du Rwanda par les grandes puissances, d'une crainte institutionnelle de « réécrire » le récit du Rwanda, de l'isolement géographique des atrocités, de conflits internes au sein de l'ONU, d'erreurs humanitaires, de l'invisibilité politique des victimes, de leur stigmatisation internationale et des limites structurelles des mécanismes juridiques onusiens.

La protection géopolitique du Rwanda par les grandes puissances

Alliances post-génocide et intérêts stratégiques

Après le génocide de 1994 contre les Tutsi, le Front patriotique rwandais, dirigé par Paul Kagame, est devenu un allié stratégique majeur des États-Unis et du Royaume-Uni. Le Rwanda était perçu comme un pays stabilisateur, en reconstruction et dirigé par une élite présentée comme disciplinée et modernisatrice. Traumatisés par leur propre inaction en 1994, les États occidentaux se sont rapprochés du nouveau régime, créant une relation politique, militaire et économique privilégiée.

Cette dynamique produisit un environnement diplomatique où les accusations visant le FPR étaient jugées politiquement inopportunes. Des analyses de Prunier (2009), Reyntjens (2009) et Lemarchand (2001) montrent que les États-Unis et le Royaume-Uni ont systématiquement résisté aux tentatives de scruter les opérations du FPR au Zaïre/RDC. Le Rwanda était considéré comme un partenaire clé pour la lutte régionale contre l'insécurité, l'exploitation des ressources, la réforme économique et la politique africaine post-guerre froide.

Les blocages au sein des Nations unies

À cause de cette protection politique, les accusations graves de violations commises pendant la Première Guerre du Congo ont été marginalisées au Conseil de sécurité. Aucune juridiction internationale n'a été créée pour enquêter sur les crimes commis en RDC et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a été limité strictement aux crimes commis sur le territoire rwandais en 1994. Aucun mécanisme n'a été mis en place pour examiner les crimes commis entre 1996 et 1997 en territoire congolais, pourtant abondamment documentés.

Même après la publication du Rapport de cartographie de 2010, concluant que certaines attaques pourraient être qualifiées d'actes de génocide, aucune mesure institutionnelle n'a suivi. La protection géopolitique de Kigali par les grandes puissances est ainsi devenue l'un des facteurs déterminants de l'inaction de l'ONU.

La crainte institutionnelle de reconsidérer le récit du Rwanda

Le traumatisme institutionnel du génocide

Le traumatisme de l'échec de l'ONU à empêcher le génocide de 1994 a profondément influencé son attitude envers le Rwanda. Beaucoup de diplomates redoutaient que la mise en lumière des crimes commis par le FPR après 1994 soit perçue comme un relativisme moral ou une tentative d'équivalence entre génocide et représailles. Cette inquiétude a contribué à créer une culture institutionnelle où critiquer le FPR était jugé délicat sur le plan moral et dangereux politiquement.

Sensibilités diplomatiques et risques politiques

La crainte d'un affrontement avec Kigali, extrêmement influent au sein de l'Union africaine et engagé dans des missions de maintien de la paix, a renforcé l'hésitation onusienne. Revenir sur les événements de 1996–1997 impliquait de risquer une rupture diplomatique avec un pays indispensable aux opérations régionales et aux stratégies occidentales en Afrique des Grands Lacs. Cette prudence politique a renforcé une culture du silence autour des atrocités.

L'isolement géographique des atrocités

Une « marche de la mort » invisibile à la communauté internationale

Les massacres des réfugiés hutu se sont déroulés dans des zones forestières reculées et pratiquement inaccessibles. Les réfugiés ont fui à travers des milliers de kilomètres de jungle équatoriale entre le Nord-Kivu, le Maniema et la Province Orientale. Les journalistes ne pouvaient pas suivre les colonnes de réfugiés. Les humanitaires étaient empêchés d'accéder aux zones de fuite. Les moyens de communication étaient inexistants.

Le Rapport de cartographie souligne que l'absence d'observateurs n'était pas accidentelle : des acteurs humanitaires furent expulsés, intimidés ou empêchés d'accéder aux populations en fuite. La majorité des atrocités s'est déroulée en l'absence totale de témoins, ce qui a permis à certains États de contester la véracité ou l'ampleur des crimes.

Conséquences sur la documentation et la crédibilité des preuves

En l'absence de témoignages directs et d'images, l'ONU a éprouvé des difficultés à rassembler des preuves immédiates. Lorsque les enquêteurs purent enfin atteindre certaines zones, les corps avaient disparu, les preuves biologiques s'étaient dégradées et les survivants étaient dispersés. Ce manque de preuves visuelles et immédiates a affaibli la pression internationale pour la mise en place de mécanismes judiciaires.

Les conflits internes à l'ONU et la pression sur les enquêteurs

Les blocages contre l'Équipe d'enquête de 1997–1998

L'équipe dépêchée par l'ONU en 1997 pour enquêter sur les violations commises au Zaïre a été confrontée à une résistance directe du gouvernement rwandais. Ce dernier a refusé des visas, a bloqué l'accès à des sites clés et a lancé des campagnes publiques pour discréditer les enquêteurs. Malgré ces obstacles, l'équipe a identifié des fosses communes, des restes humains et a recueilli des témoignages crédibles faisant état de massacres.

Les pressions entourant le Rapport de cartographie de 2010

Avant sa publication, le Rwanda menaça de retirer ses troupes du Darfour, de fermer les bureaux de l'ONU à Kigali et de couper toute coopération. Cette pression politique a conduit certains hauts responsables de l'ONU à plaider pour un adoucissement du langage ou un report de la publication. Bien que le rapport ait finalement été publié, aucun de ses mécanismes de justice n'a été mis en œuvre.

Le rôle des organisations humanitaires : entre culpabilité et silence politique

Erreurs opérationnelles et retraits précipités

Les organisations humanitaires étaient conscientes de la militarisation des camps, mais lorsque l'invasion de 1996 a commencé, la plupart ont quitté les zones concernées. Leur départ a laissé les réfugiés sans protection. Plusieurs humanitaires ont ultérieurement exprimé un profond sentiment de culpabilité d'avoir abandonné des populations vulnérables. Cette culpabilité institutionnelle a contribué au silence postérieur, car reconnaître l'ampleur des crimes revenait aussi à reconnaître un échec humanitaire.

Contraintes politiques et autocensure

Certaines ONG dépendaient fortement des financements de gouvernements occidentaux ; d'autres avaient besoin de maintenir un accès opérationnel au Rwanda. Ces facteurs ont contribué à une autocensure institutionnelle qui a limité la prise de position publique sur la nécessité d'enquêtes internationales.

L'invisibilité politique des réfugiés hutu

Des victimes sans État et sans soutien diplomatique

Les réfugiés hutu n'étaient représentés par aucun État. Le Zaïre s'effondrait. Le Rwanda n'avait aucun intérêt à défendre des personnes fuyant ses opérations militaires. L'Union africaine n'avait pas la capacité politique d'intervenir sur un sujet aussi sensible. Sans représentation diplomatique, les victimes sont restées invisibles dans les processus de décision internationaux.

Implications pour l'absence de justice

L'absence totale d'un acteur étatique plaidant pour les réfugiés a rendu leur cause politiquement facile à ignorer. Les victimes sans défense politique sont souvent les moins susceptibles de recevoir justice.

La stigmatisation internationale des réfugiés hutu

La confusion entre réfugiés et auteurs du génocide

Après 1994, une partie de la communauté internationale considérait les réfugiés hutu comme collectivement responsables du génocide. Cette perception manquait de nuance, puisque l'écrasante majorité des réfugiés étaient des civils non impliqués. Cette stigmatisation a rendu acceptable, pour certains États, l'inaction face à des massacres pourtant massifs et systématiques.

Les hiérarchies morales de la souffrance

La souffrance des réfugiés hutu n'a pas bénéficié du capital moral que la communauté internationale attribue habituellement aux victimes civiles. Leur association injuste avec les auteurs du génocide a diminué la valeur accordée à leurs vies dans la perception internationale, facilitant la banalisation de leur extermination.

Les limites structurelles des mécanismes juridiques de l'ONU

Le contrôle politique du Conseil de sécurité

Seul le Conseil de sécurité peut créer un tribunal, renvoyer une situation à la Cour pénale internationale ou imposer des sanctions. Tant que les États-Unis et le Royaume-Uni soutenaient Kigali, aucune initiative n'avait de chance d'aboutir.

Un mandat volontairement limité du Tribunal pénal international pour le Rwanda

Le TPIR n'était compétent que pour les crimes commis en 1994 sur le sol rwandais. Cette restriction a exclu les crimes commis après 1994 et ceux perpétrés en territoire congolais. Plusieurs chercheurs estiment que cette limitation n'était pas juridique mais politique, destinée à exclure les actions du FPR de toute forme de responsabilité pénale internationale.

Conclusion : un crime enterré politiquement

L'inaction de l'ONU ne résulte pas d'un manque d'information. Les rapports du HCR, l'enquête de 1997, le Rapport de cartographie de 2010 et de nombreuses enquêtes indépendantes sont tous publics. Pourtant, au niveau institutionnel, les Nations unies ont évité d'engager la responsabilité des acteurs puissants, évité de confronter les États influents et échoué à protéger certaines des populations les plus vulnérables de la fin du XXᵉ siècle.

Ce silence persiste malgré des preuves écrasantes que des atrocités massives ont eu lieu et que des dizaines de milliers de civils sont morts sans témoin. Le massacre des réfugiés hutu en RDC demeure l'un des plus grands épisodes de violence non punis de l'histoire contemporaine africaine.

Mettre fin à ce silence exigera du courage politique, des enquêtes indépendantes et la volonté des États et institutions internationales d'affronter l'un des plus grands échecs moraux des Nations unies.

Références

Amnesty International. 1997. Zaire: Mass Killings of Hutu Refugees. Londres.

Human Rights Watch. 1997. What Kabila is Hiding: Civilian Killings and Impunity in Congo. New York.

Human Rights Watch. 1999. Eastern Congo: Killing the Refugees. New York.

Lemarchand, René. 2001. The Dynamics of Violence in Central Africa. University of Pennsylvania Press.

Mamdani, Mahmood. 2001. When Victims Become Killers. Princeton University Press.

Médecins Sans Frontières. 1996–1997. Rapports opérationnels sur Goma, Bukavu et Kisangani. Paris.

Prunier, Gérard. 2009. Africa's World War. Oxford University Press.

Reyntjens, Filip. 2009. The Great African War. Cambridge University Press.

United Nations High Commissioner for Refugees. 1996–1997. Great Lakes Situation Reports. Genève.

United Nations Office of the High Commissioner for Human Rights. 2010. Report of the Mapping Exercise. Genève.

United Nations Secretary-General. 1997. Report of the Investigative Team on Eastern Zaire. New York.

Préparé par :
Sam Nkumi, Chris Thomson & Gilberte Bienvenue
Africa Context, London, UK


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